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samedi 13 novembre 2010

Belles lectures 3, L'autre vie de Gérard Arseguel

Voici trois ans, pour fêter la décennie prodigieuse des Librairies Initiales, un auteur donnait à chaque librairie un texte sur le monde du livre. Gérard Arseguel nous offrait cette nouvelle illustrée par Youl. A l'occasion de la rencontre du 18 novembre, nous vous proposons à nouveau ce texte, l'édition papier étant épuisée, pour que vous découvriez une prose exceptionnelle . L'intégralité du recueil Initiales a 10 ans et autre bonnes nouvelles est disponible sur le site Initiales.



L'autre vie

Gérard Arseguel



Je ne me souviens pas qu’il y ait eu à Bourrut, au plus loin de ces années de guerre, un meuble où conserver les livres. Une armoire de bois blanc achetée en triple exemplaire au bazar des allées de Villote en contenait un petit tas confus sur l’étagère la plus haute, dans la chambre des mères. Dissimulée plutôt que protégée, l’existence invisible du livre n’en gouvernait pas moins avec autorité l’esprit des marionnettes familiales. Aux heures lourdes et fades de la sieste ariégeoise, quand les volets plaqués sur la fenêtre laissaient monter pourtant les cris de la rivière, l’enfant tournait la clé de l’armoire et, dressé sur la pointe des pieds, s’emparait du livre à couverture jaune pour découvrir, perplexe, qu’un certain Arthème Fayard était l’éditeur du Livre de demain. Tout à trac, à la fin du repas, et forçant le cours naturel de la conversation, s’échappait de la bouche du père, intrigante et burlesque dans l’incongruité de son jaillissement la citation d’un titre de Cami « Quand j’étais jeune fille, mémoire d’un gendarme » tandis qu’au détour de circonstances insignifiantes, comme pour en solenniser la dérisoire nullité, ma grand-mère paternelle – véritable ordonnance de ces temps d’occupation – s’exclamait « Larifla s’écria l’enfant ! » sibylline interjection, détournée d’un roman populaire et qu’elle avait dû lire en contrebas d’une gravure. Il me semblait alors que faute d’un espace à eux réservé, ces livres invisibles ou plutôt tenus au secret, s’ingéniaient à hanter, à la façon d’un tic tyrannique, la pensée des adultes.


Où avais-je pris la force, enfant encore, peu de temps après cette époque, de pénétrer seul dans cette petite librairie de la rue de Metz à Toulouse, où je finirais par passer le plus clair de mes escapades scolaires? Sinon peut-être dans l’obscur désir d’éviter pour moi cette malédiction et de fait, presque aussitôt avec le lâche soulagement d’avoir changé de famille, j’éprouvais le bonheur d’une transparence exposée, multiple, sans calcul. Loin de l’espace étriqué et maniaque des petits porteurs de titres, je découvrais avec le même ravissement qu’au jour – et ce sera deux ans plus tard – où je verrais la mer pour la première fois, le moutonnement tranquille des livres comme un ensemble de propositions calmes et rangées qui faisait signe vers l’autre vie. Déchirante et magnétique entrevue dont on doutait qu’elle se reproduise mais dont la rechercheo ccuperait, sans qu’on l’ait su alors, tout le temps de cette vie-là, celle-ci jusqu’à aujourd’hui, maintenant proche de sa fin. Ni public, ni commercial, l’espace de la librairie me paraît aujourd’hui encore celui d’une restructuration de l’intime, d’un réconfort asilaire, d’un abri de fortune dans la quête de l’autre vie, toujours remise au Livre de demain. Toutes recèlent à mes yeux, pourvu qu’elles aient la taille requise d’un pavillon de chasse ou d’un appartement de banlieue le charme envoûtant de L’Île mystérieuse. Plus encore si elles sont à l’écart des routes touristiques, presque recluses et que l’on y échoue à l’improviste, dans des villages improbables. Alors tout est là pour complaire au coeur indécis. J’aime surtout ce qui y manque, expression d’une volonté ventilée par le seul désir, et rien n’y manque puisque tout est choix. L’espace, que le refus libère, laisse entendre le bruit des feuilles, le bruit d’un arbre, la forme archaïque d’un livre non écrit, arrimé à terre et balayant le ciel.

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