Dans
les dernières décennies, plusieurs auteurs de roman se sont essayés
à briser le fil d’un récit linéaire. Le procédé le plus connu
et sans doute le plus usité, popularisé par le cinéma (…) a sans
conteste été le flashback : l’auteur nous donne à lire ou à
voir l’évènement, cœur de son récit, puis nous fait remonter en
arrière pour en pister le sens à travers ses multiples causes,
laissant au lecteur la tâche d’en reconstituer peu à peu la
chaîne… D’autres auteurs, moins nombreux, s’y sont essayé
différemment, selon la technique cinématographique de la caméra
multiple. Le même évènement est alors raconté successivement par
ses différents protagonistes, transformant le livre en une sorte de
kaléidoscope, procédé fascinant pour le lecteur, qui voit sa
compréhension de l’évènement changer de chapitre en chapitre.
McCann,
ce romancier irlandais qui n’en est pas à son premier roman, nous
offre une nouvelle tentative avec Transatlantic. Chacun des
chapitres de cette histoire pourrait constituer une nouvelle à elle
seule, sinon que, peu à peu, s’établissent des résonances entre
les trois générations qui nous sont données à connaître. Et,
surtout, comme un fil conducteur, leur aller-retour au-dessus de
l’atlantique, d’où le titre. Cela commence par une traversée
dé-coiffante au sens propre (l’avion ne dispose que d’un cockpit
ouvert…) dans un bimoteur bricolé à partir d’un ancien
bombardier. Nous sommes en 1919 et le Daily mail de Londres vient
d’offrir 10 000 livres aux premiers aviateurs qui
franchiraient l’atlantique sans escale… Au départ de St Jean
(Amérique du nord), une mystérieuse lettre est confiée aux deux
pilotes fous, avec mission de la remette en main propre à son
destinataire en Irlande, à Cork précisément. Le lecteur découvrira
plus tard que la missive témoigne d’une autre traversée, par mer
cette fois-ci et dans l’autre sens, un siècle et demi plus tôt :
la fuite héroïque et discrète d’une jeune domestique vers le
Nouveau Monde avait précédé la conquête du ciel par les deux
pilotes, célébrés en héros lors de leur atterrissage brutal dans
les tourbes irlandaises… Colum McCann tissent ainsi « des
écheveaux invisibles qui entremêlent lieux, époques et
personnages, façon qu’a le passé de resurgir de la manière la
plus étrange qui soit »… et d’obliger le lecteur à
quitter, mais non sans plaisir, l’espoir d’une destination
tranquille au terme d’un chemin bien balisé…
Dans
ces tentatives de déconstruction historique du fil du récit, Jaume
Cabré, romancier plus connu au-delà des Pyrénées par ses romans
et un prix d’honneur des Lettres catalanes, va encore plus loin.
Ses déambulations dans l’histoire couvrent une dizaine de siècles,
de l’Inquisition au nazisme. Avec Confitéor, « il
défie les lois de la narration pour ordonner un chaos magistral ».
Le lecteur comprend peu à peu qu’il s’agit pour Adrià, de
raconter sa triste histoire personnelle, celle d’un enfant sans
amour, à Sara, celle qui a soudainement disparu un jour et qu’il
continue désespérément d’aimer… Quoi de plus chronologique,
habituellement, que ce genre de récit. Mais Adrià (ou plutôt
Cabré), le fait exploser : un souvenir en appelle un autre, une
époque en appelle une autre, un personnage justifie un saut dans
l’époque de ses ancêtres, sans que rien ni dans la forme du
récit, ni bien sûr dans la typographie, en avertisse le lecteur. Le
sommet de ce désordre magistralement organisé culmine dans la
superposition (ou l’enchevêtrement, comme on voudra), de deux
débats pourtant à plusieurs siècles de distance, l’un entre le
grand inquisiteur et son assistant, l’autre entre un officier SS et
son médecin…une manière écrasante pour le lecteur, de signifier
qu’inquisition ou nazisme, il s’agit du même Mal, de la même
recherche de la Pureté Absolue…Et ce n’est pas là le seul
« copié-collé » que ce roman prodigieux nous
offre…parmi les multiples dépôts en l’homme, de l’inhumain,
qui, en regard, se révèlent autant d’appels à la Beauté et au
Pardon.
Quelle
signification peut-on lire dans cet effort, chez des romanciers
contemporains de plus en plus nombreux, de faire éclater une
temporalité classique dans leurs récits ? La tentative
peut-être, de rapprocher leur mouvement créatif de celui qui jadis
inspira l’art roman : à partir du chaos des matières, faire
émerger progressivement une forme qui donne sens au passé, ce que
Michel Serres célèbre comme la gloire du futur antérieur… ?
François Longchamp
François Longchamp
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