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samedi 18 janvier 2014

De deux romans récents : Transatlantic (Colum McCann) / Confiteor (Jaume Cabré)

Dans les dernières décennies, plusieurs auteurs de roman se sont essayés à briser le fil d’un récit linéaire. Le procédé le plus connu et sans doute le plus usité, popularisé par le cinéma (…) a sans conteste été le flashback : l’auteur nous donne à lire ou à voir l’évènement, cœur de son récit, puis nous fait remonter en arrière pour en pister le sens à travers ses multiples causes, laissant au lecteur la tâche d’en reconstituer peu à peu la chaîne… D’autres auteurs, moins nombreux, s’y sont essayé différemment, selon la technique cinématographique de la caméra multiple. Le même évènement est alors raconté successivement par ses différents protagonistes, transformant le livre en une sorte de kaléidoscope, procédé fascinant pour le lecteur, qui voit sa compréhension de l’évènement changer de chapitre en chapitre.
McCann, ce romancier irlandais qui n’en est pas à son premier roman, nous offre une nouvelle tentative avec Transatlantic. Chacun des chapitres de cette histoire pourrait constituer une nouvelle à elle seule, sinon que, peu à peu, s’établissent des résonances entre les trois générations qui nous sont données à connaître. Et, surtout, comme un fil conducteur, leur aller-retour au-dessus de l’atlantique, d’où le titre. Cela commence par une traversée dé-coiffante au sens propre (l’avion ne dispose que d’un cockpit ouvert…) dans un bimoteur bricolé à partir d’un ancien bombardier. Nous sommes en 1919 et le Daily mail de Londres vient d’offrir 10 000 livres aux premiers aviateurs qui franchiraient l’atlantique sans escale… Au départ de St Jean (Amérique du nord), une mystérieuse lettre est confiée aux deux pilotes fous, avec mission de la remette en main propre à son destinataire en Irlande, à Cork précisément. Le lecteur découvrira plus tard que la missive témoigne d’une autre traversée, par mer cette fois-ci et dans l’autre sens, un siècle et demi plus tôt : la fuite héroïque et discrète d’une jeune domestique vers le Nouveau Monde avait précédé la conquête du ciel par les deux pilotes, célébrés en héros lors de leur atterrissage brutal dans les tourbes irlandaises… Colum McCann tissent ainsi « des écheveaux invisibles qui entremêlent lieux, époques et personnages, façon qu’a le passé de resurgir de la manière la plus étrange qui soit »… et d’obliger le lecteur à quitter, mais non sans plaisir, l’espoir d’une destination tranquille au terme d’un chemin bien balisé…
Dans ces tentatives de déconstruction historique du fil du récit, Jaume Cabré, romancier plus connu au-delà des Pyrénées par ses romans et un prix d’honneur des Lettres catalanes, va encore plus loin. Ses déambulations dans l’histoire couvrent une dizaine de siècles, de l’Inquisition au nazisme. Avec Confitéor, « il défie les lois de la narration pour ordonner un chaos magistral ». Le lecteur comprend peu à peu qu’il s’agit pour Adrià, de raconter sa triste histoire personnelle, celle d’un enfant sans amour, à Sara, celle qui a soudainement disparu un jour et qu’il continue désespérément d’aimer… Quoi de plus chronologique, habituellement, que ce genre de récit. Mais Adrià (ou plutôt Cabré), le fait exploser : un souvenir en appelle un autre, une époque en appelle une autre, un personnage justifie un saut dans l’époque de ses ancêtres, sans que rien ni dans la forme du récit, ni bien sûr dans la typographie, en avertisse le lecteur. Le sommet de ce désordre magistralement organisé culmine dans la superposition (ou l’enchevêtrement, comme on voudra), de deux débats pourtant à plusieurs siècles de distance, l’un entre le grand inquisiteur et son assistant, l’autre entre un officier SS et son médecin…une manière écrasante pour le lecteur, de signifier qu’inquisition ou nazisme, il s’agit du même Mal, de la même recherche de la Pureté Absolue…Et ce n’est pas là le seul « copié-collé » que ce roman prodigieux nous offre…parmi les multiples dépôts en l’homme, de l’inhumain, qui, en regard, se révèlent autant d’appels à la Beauté et au Pardon.
Quelle signification peut-on lire dans cet effort, chez des romanciers contemporains de plus en plus nombreux, de faire éclater une temporalité classique dans leurs récits ? La tentative peut-être, de rapprocher leur mouvement créatif de celui qui jadis inspira l’art roman : à partir du chaos des matières, faire émerger progressivement une forme qui donne sens au passé, ce que Michel Serres célèbre comme la gloire du futur antérieur… ?

François Longchamp

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