À
la date du 3 janvier 1939, dans "le salon de lecture" d'
"Alger républicain", Albert Camus donnait la lecture
suivante de la "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix"
de Jean Giono.
"Cette petite brochure de Giono
s'adresse aux paysans et, par certains de ses accents, constitue un
réquisitoire violent (mais non sans nostagie) contre l'ouvrier. On
en jugerait mal cependant si on ne savait pas que, dans le dernier
numéro des "Cahiers du Contadour", Giono est revenu sur sa
position et a précisé que, devant les évènements de septembre
1938, désespérant de la classe ouvrière, il s'est adressé aux
paysans comme au dernier espoir des hommes pacifiques.
Quoi qu'il en soit, et dégagée de
l'actualité, cette "Lettre" ne s'oublie pas facilement.
Giono s'est débarrassé, à ce propos, de tout lyrisme et privée de
la surabondance poétique qui l'alourdit si souvent, sa phrase est
ici rapide et nette. Si je puis dire elle est "parlante".
On serait même tenté de croire, à la lire, que Giono est moins
poète quon ne le croit et qu'à sa façon, il se rattache à cette
lignée de prosateurs moralistes qui figure assez bien la tradition
littéraire de la France. On en juge, du moins, au bon sens
dévastateur et à l'impitoyable lucidité qui font le prix de cette
"Lettre".
Mais, à lire ces pages éloquentes
sur la pauvreté et la paix, cet appel passionné pour une vie
paysanne mesurée, les pieds sur la terre, loin de l'argent et des
spéculations d'État,
on comprend mieux, toutes proportions gardées, ce que peut signifier
le mot de prophète.
Jusqu'ici
c'était un monsieur à la barbe qui disait des choses magnifiques et
violentes dans une langue pas toujours comprise. Mais on prend
conscience, devant cette "Lettre", que ce devait être un
homme qui parlait à d'autres hommes le langage de leur coeur avec
leurs mots de tous les jours.
Je
ne sais pas si cette Révolution individuelle et non violente dont
parle Giono est possible. Mais je sais qu'aucune n'est possible si
elle n'a commencé dans le cœur et l'esprit de ceux qui comptent la
faire. L'échec de tant de révolutions tient peut-être à cette
idée. Cela suffit pour comprendre et aimer le message singulier de
Giono. Il est quelque chose de plus qu'une actualité sans avenir."
Présenté
par Alexandre Chollier, le texte est réédité joliment dans la
collection "feuilles d'herbes" des Éditions
Héros-Limite. La présentation est un peu courte, même si elle
renvoie à une rapide bibliographie, et aurait mérité un peu plus
de précisions. Le texte est contemporain de la crise des sudètes,
et Giono lui-même, apporta immédiatement, suite aux évolutions de
cette crise et son règlement par les accords de Munich quelques
"Précisions". Tel est le nom du pamphlet publié par
Grasset en janvier 1939 et, donc, pré-publié, dans la septième
livraison des "Cahiers du Contadour" et vers lesquels nous
renvoie Camus dans sa lecture. Je vous y renvoie aussi, par ailleurs,
dans la Pléiade. En attendant une réédition critique plus
complète, la "Lettre" s'appréciera par delà le temps et
les époques et comme conclut Alexandre Chollier, "Elle nous
engage à questionner une société occidentales (et ses épigones)
se pensant et se donnant en modèle unique, refusant de fait toute
contestation ; même lorsque la survie des populations paysannes
d'ici ou d'ailleurs - et donc par là-même la sienne propre - est en
jeu."
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